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Mémoires du général de Caulaincourt

Mémoires du général de Caulaincourt

Excerpts

“Les personnes qui approchaient l’Empereur s’affligeaient de l’état d’irritation que lui causaient les contrariétés de cette campagne autant que de l’enivrement qu’entretenaient ses illusions, encouragées par le très petit nombre de personnes qui les partageaient encore. Chacun redoublait de zèle pour parer aux inconvėnients d’une position qui devenait chaque jour plus difficile. Citer le prince de Neuchâtel, le duc de Frioul, les comptes Daru. de Lobau, Durosnel, de Turenne, de Narbonne, le duc de Plaisance, parmis ceux qui ne laissaient échapper aucune occasion d’éclairer l’Empereur, ce n'est que rendre hommage à une vérité que l’élévation et la franchise de caractère avaient consacrée depuis longtemps. Les détracteurs de cette grande époque diront ce qu’ils voudront: jamais souverain n’a été entouré de plus d’hommes capables, gens de bien avant tout et nullement courtisant, quel que fusse l’admiration et l’attachement qu’on professât pour le Grand Homme. Les circonstances extraordinaires au milieu desquelles nous vivions avaient moins éveillé l’ambition que le zèle et le dévouement. Avec des formes qui nuançaient les caractères et les habitudes de chacun, à quelque porte qu’eût frappé l’Empereur, il était sur de trouver, s’il l’eût demandé, une vérité même désobligeante plutôt qu’un flatteur. La gloire, soit qu’on en fut rassasié, soit que la raison portât à se méfier de ses prestiges, n’avait enivré personne. On était resté modéré et bon Français avant tout.

Il faut le dire a l’honneur de l’Empereur, ses principes, son impartialité, la fixité de sa confiance qui éloignait les intrigues, n'avaient pas peu contribué à faire naître et à entretenir ces nobles sentiments. L’éloignement qu’on connaissait au maître pour toute espèce de changement donnait à chacun une sécurité qui tournait au profit de la vérité. Sa fermeté avait rallié toutes les opinions et contenait toutes les ambitions. La Patrie et l’Empereur se confondaient dans une gloire qui leur était devenue commune. Il avait subjugué tous les esprits et, sans qu’on s’en doutât, entrainé toutes les volontés à concourir a l’accomplissement de la sienne. Qui n'a pas été séduit par l’ascendant de ce génie supérieur, par les éminentes qualités du Souverain, par sa bonhommie qui était celle d’un particulier dans son intérieur? Qui n’a pas admiré en lui le grand capitaine, le législateur, le restaurateur de l’ordre social, l’homme enfin auquel la Patrie devait sa prospérité intérieur et la fin de la guerre civile? La Revolution comprimée, la religion rétablie, nos lois, notre administration, notre industrie centuplée, l’état prospère de nos finances, tout ne nous révélait-il pas, a chaque instant, ce que nous devions a l’Empereur et ce que nous pouvions espérer de lui? Si quelques hommes voyaient cependant, ce qu’il fallait craindre de perdre, lorsque tant de succès et de gloire pouvaient faire illusion à la bonne fois du plus grand nombre, leur prévision ne tenait qu’à la position particulière où ils s’étaient trouvés.

L’Empereur avait changé le caractère national. Les Français étaient devenus sérieux; leur maintien était grave; les grandes questions du temps préoccupaient tous les esprits.; les petits intérêts se taisaient; les sentiments étaient, on peut le dire, patriotiques; on eût rougi d’en montrer d’autres. Les hommes qui entouraient l’Empereur se piquaient de ne point le flatter. Quelques uns affichaient même le besoin de lui dire la vérité, c’était le caractère de l’époque.”